Deux articles manipulatoires, mais renfermant des informations, au sujet de Michel Seurat (à lire absolument son livre : l'Etat de barbarie. Livre épuisé et non réédité. La bibliothèque municipale de la ville de Paris en possède plusieurs exemplaires. Des extraits de ce livre seront prochainement scannés et diffusés sur ce site).

 

1 - (article de manipulations, mais renferme tout de même des informations - à chacun de trier).

Le président Bachar el-Assad arrive aujourd’hui en France, à l’invitation de son homologue Nicolas Sarkozy. Il assistera au défilé du 14 juillet sur les Champs-Elysées. Le père de l’actuel président syrien, Hafez el-Assad, avait couvert sinon commandité l’assassinat de l’ambassadeur de France au Liban Louis Delamarre. Il fut abattu le 4 septembre 1981 à Beyrouth près d’un barrage syrien à l’époque où la France s’opposait durement au « protecteur » du Liban.

Idem pour l’attentat contre l’immeuble « Drakkar » des casques bleus français du 23 octobre 1983.

Mais on insistera ici sur le destin du chercheur Michel Seurat. Sociologue et politiste spécialiste de la Syrie, recruté en 1981 par le CNRS, en poste à Beyrouth au Centre d’études et de recherches sur le Moyen-Orient contemporain, chercheur intrépide qui déménagea la bibliothèque du CERMOC en pleine invasion de Beyrouth par l’armée israélienne durant l’été 1982 ou choisit les terrains d’étude les plus périlleux et les plus nécessaires, il avait publié en 1983 un ouvrage sur Les Frères musulmans (Gallimard) en collaboration avec Olivier Carré.

Cet ouvrage a été réédité en 2002 chez L’Harmattan. Michel Seurat avait rédigé, sous le pseudonyme de Gérard Michaud, les chapitres consacrés à la Syrie et soulignant particulièrement la répression implacable de la révolte islamiste de la ville d’Hama, répression conduite à l’automne 1981 par le frère d’Hafez el-Assad, Rifaat. L’identité de l’auteur avait été rapidement dévoilée, attirant l’attention sur lui des services secrets syriens et de leurs alliés au Liban.

Ceux-ci décidèrent alors de son enlèvement, le 22 mai 1985 sur la route de l’aéroport de Beyrouth. L’opération fut réalisée par le Jihad islamique, une organisation téléguidée par le Hezbollah lui-même contrôlé par le pouvoir syrien. Le 5 mars 1986, les ravisseurs annoncèrent « l’exécution du chercheur espion spécialisé Michel Seurat ».

Gilles Kepel et Olivier Mongin, qui éditèrent en mai 1989 le recueil de ses principaux articles de recherche, sous le titre L’Etat de barbarie, rappelèrent la vérité : « Il avait en réalité succombé plusieurs mois auparavant, après une longue agonie consécutive aux mauvais traitements et au manque de soins, otage au fond d’une geôle libanaise. Mais la guerre du mensonge – ce ressort du terrorisme moyen-oriental – demandait que la mort de Seurat fût mise en scène. »

La dictature d’Hafez el-Assad avait été mise à nue par ce jeune chercheur français né en 1947 à Bizerte en Tunisie et qui apprit tout autant de ses études en France à Lyon que du terrain du sociologue à partir de son installation à Beyrouth en 1971. Dans L’Etat de barbarie –que les éditions du Seuil seraient avisées de republier – il s’attache à comprendre la tyrannie moyen-orientale à travers l’exemple syrien des années 1979-1982. Il développe aussi des axes de recherche essentiels sur la relation entre la ville fragmentée et la violence politique.

Ses travaux demeurent des références vivantes comme en témoigne l’étude de Hamit Bozarslan, Une histoire de la violence au Moyen-Orient. De l’empire ottoman à Al-Qaida parue le mois dernier aux éditions La Découverte (324 p., 24 €) : le nom de Michel Seurat n’y est pas seulement présent en tant que victime de la violence politique mais surtout et d’abord comme sociologue engagé, dont les travaux permettent, plus de vingt ans après leur conception, de comprendre ce phénomène général.

La mémoire de Michel Seurat-chercheur n’a donc pas totalement disparu. On la trouve aussi dans le livre émouvant que sa femme Marie lui a consacré en 1988, Les Corbeaux d’Alep (éditions Lieu Commun, rééd. Gallimard, coll. « Folio », 1989, 253 p., 5,10 €), et dans l’amitié d’un autre et brillant orientaliste, Jean-Pierre Thieck, qui devint par la suite correspondant du Monde à Istanbul (une amitié rappelée à la fois par Marie Seurat et par Gilles Kepel dans la préface à Jean-Pierre Thieck, Passion d’Orient, Karthala, 1992, p. 7-9). Le CNRS n’oublia pas non plus son agent et créa en juin 1988 les Bourses Michel Seurat pour « honorer la mémoire de ce chercheur, du spécialiste des questions islamiques, disparu dans des conditions tragiques.

Ce programme vise à aider financièrement chaque année un jeune chercheur, français ou ressortissant d'un pays du Proche-Orient, contribuant ainsi à promouvoir connaissance réciproque et compréhension entre la société française et le monde arabe ». Le nom et l’exemple de Michel Seurat ont contribué à faire des études moyen-orientales contemporaines un objet à part entière et profondément scientifique malgré ses implications politiques immédiates.

En 2006, le Hezbollah révéla le lieu où Michel Seurat avait été hâtivement enterré. Le 7 mars 2006, sa dépouille rentrait en France. Le premier ministre Dominique de Villepin présida une cérémonie en présence de la famille de Michel Seurat, de sa femme et de ses deux filles Alexandra et Laetitia qu'il avait à peine connues, surtout la dernière. Le 12 février 2008, Imad Moughnieh, un des chefs militaires du Hezbollah, responsable présumé de la vague d’attentats et d’enlèvement d’occidentaux au Liban durant les années 1980 était assassiné dans l’explosion de sa voiture, à Damas où il était réfugié.

Les services secrets israéliens ont démenti avoir été à l’origine de sa mort qui le soustrait définitivement à un jugement devant un tribunal. Selon des renseignements dignes de foi, l’assassinat de l’ambassadeur de France Louis Delamarre n’est pas resté non plus impuni.

En 2009, le Cinéma du réel (http://www.cinereel.org/) présentera le film du cinéaste Omar Amiralay, Par un jour de violence ordinaire, mon ami Michel Seurat. Pour l’heure, le fils de Hafez el-Assad ne semble pas prêt de reconnaître les responsabilités de son pays, et de son père, dans le terrorisme d’Etat qui caractérisa son pays durant plusieurs décennies. Interrogé par Le Figaro (8 juillet 2008), il rappela que le chemin de la démocratie « est un long chemin qui peut durer une ou plusieurs années. Il dépend de la culture, des traditions, des conjonctures politiques et économiques, et d’autres conditions régionales et internationales. Nous avons effectué plusieurs pas dans ce sens. »

La démocratie est clairement sous conditions, et ce n’est pas de très bonne augure. Du reste, il semble (d’après Mediaarabe.info) que Le Figaro ait refusé de publier une tribune des proches de Louis Delamarre, en hommage à l’ambassadeur assassiné. Mais prenons acte des déclarations de Bachar el-Assad. Et formons le vœu que les prisonniers politiques enfermés en Syrie, dont de nombreux chercheurs, puissent recouvrir sans délai la liberté.

 

2 - (article de manipulations, mais renferme tout de même des informations - à chacun de trier)

« On connaissait Docteur Bachar…on a découvert Mister Assad, sa partie sombre et ténébreuse »

La chute de l’empire Assad
Bachar al-Assad, qui incarnait l’espoir d’une Syrie nouvelle a déçu. L’attentat de Beyrouth qui a coûté la vie à Rafic Hariri le place en position d’accusé. Sommé par Washington de se soumettre, contraint de retirer ses troupes du Liban, isolé sur la scène internationale et incapable de se réformer de l’intérieur, le régime syrien, n’a plus le pouvoir de dire non.

De notre envoyé spécial, Jean-Paul Mari

Son père était un chat, de la race des félins, de la taille d’un fauve. Il gouvernait immobile, ramassé sur lui-même, le front bombé, les yeux plissés, épiant tout mais gardant un silence de plomb, énigme vivante, capable de signifier un « non » avant même que la question soit posée. Quand un événement important se produisait sur l’échiquier international, le maître du temps ne bougeait pas. Il avait connu la prison, l’exil, les putschs ratés et réussis, les guerres. Hafez al-Assad avait grandi avec l’histoire. Dans ces moments-là, partout dans le monde, de Tel-Aviv au Caire, de Washington à Moscou, on guettait sa réaction, un son, un miaulement. Quand il venait enfin, strident et modulé, les chancelleries décryptaient chaque mot, les blancs et les silences. La deuxième partie du message arrivait plus tard, quand le monde regardait ailleurs, sous la forme d’un coup de griffe éclair qui laissait une grande trace de sang sur le visage de l’adversaire. En mars 1977, Kamal Joumblatt, leader respecté des Druzes au Liban, est abattu d’une rafale de mitraillette ; en septembre 1981, l’ambassadeur de France au Liban, Louis Delamare, est assassiné, à deux pas d’un barrage syrien… Il suffisait alors de chercher ce qui avait contrarié la politique d’Hafez al-Assad avant de conclure : « Ah ! La Syrie ne veut pas. » Inutile ensuite d’aller jusqu’aux portes de Damas poser d’autres questions, on n’y trouvait qu’une ville secrète et un chat hiératique, sans émotions, les yeux plus plissés que jamais. Le dictateur n’est plus, emporté par une leucémie en juin 2000, mais il

est toujours présent, statufié à un carrefour, frappé dans le bronze d’une plaque, en photo ou en peinture, représenté de face, l’œil perçant et le front en avant. À côté de lui, souvent de profil et l’air ailleurs, Bachar, son fils, nouveau président, obligé de coexister avec son père défunt. Mais c’est le vieux Hafez qui vous regarde dans le hall gris soviétique d’un ministère, au-dessus d’ascenseurs massifs qui mènent vers un État en panne, des secrétaires pétries d’ennui et des réceptionnistes flics à la nuque raide. Parfois, au fronton d’une caserne, Hafez se montre entouré de Bassel son aîné, le fils prodigue, favori des militaires, noceur et charismatique, grand cavalier et apprenti caïd, mort trop tôt au volant de son bolide. Le soir, on retrouve le portrait d’Hafez al-Assad à la réception des palaces où des Arabes du Golfe marchent, suffisants, leur chapelet doré au bout des doigts, à la recherche de fantômes de prostituées fardées comme pour un carnaval funèbre. Hafez le père n’est plus, Bassel l’aîné n’a jamais été et c’est Bachar le cadet qui doit diriger la Syrie quand le Liban occupé se réveille. Il ne s’agit pas d’une jacquerie mais d’une rébellion au sommet menée par le Premier ministre à Beyrouth, Rafic Hariri, milliardaire et libano-saoudien, reconnu comme le « père de la reconstruction » du Liban. Excédé par la mainmise du voisin sur son pays, cet ami de Chirac est aux côtés de la France et des États-Unis pour faire adopter en septembre dernier à l’ONU la résolution 1559, qui exige le retrait immédiat de l’armée syrienne du Liban. Malgré l’interdit de Damas, Rafic Hariri démissionne et rejoint de fait les rangs de l’opposition : « Hariri + la résolution 1559…pour la Syrie, le cocktail était terrifiant ! » dit un intellectuel syrien. Le 14 février dernier, quand une tonne de TNT explose au passage du convoi de Rafic Hariri, le monde pointe aussitôt la vieille méthode du coup de griffe. « Quel que soit le commanditaire, tranche un diplomate, l’attentat inculpe trente ans de politique syrienne au Liban. » L’acte vise à décapiter la contestation, au sommet, comme on soufflerait à l’explosif un puits de pétrole en flammes. Sauf que le résultat est le contraire absolu de l’effet recherché ! Le but était de figer le Liban dans la peur, on le jette dans la rue, fou de colère. Il faut casser la révolte, on la galvanise. Plus grave : si la Syrie a voulu se montrer implacable, elle en est réduite à retirer ses troupes du Liban, à reculer, à s’enfuir. Hafez al-Assad, maître du statu quo, l’homme qui disait non, a du se retourner dans sa tombe en entendant son propre fils Bachar insister auprès de Time : « S’il vous plaît, transmettez ce message. Je ne suis pas Saddam Hussein. Je veux coopérer. » Comme si le pouvoir avait perdu la main. Et le chat son coup de patte. Comme si, cinq ans à peine après la mort d’Hafez al-Assad, la Syrie était une dictature sans dictateur et Bachar un président à jamais orphelin. C’est la fin d’un immense espoir, né avec l’arrivée au pouvoir de ce dirigeant de trente-quatre ans, sage et moderne, un homme de notre temps passionné d’informatique et qui achevait ses études d’ophtalmologie à Londres. A la mort de son frère Bassel, en 1994, son père le rappelle et l’envoie remplacer le défunt à la tête d’une division blindée. Lui voulait être médecin, il sera président. Au premier jour, la constitution est modifiée pour l’adapter à son jeune age ; au troisième jour, le voilà général en chef des forces armées ; au septième jour, il est fait chef de l’État. Lui n’a pas encore changé, il se couche tôt, se lève tôt, ne boit pas, ne fume pas et rentre à la maison chaque jour à dix-sept heures pour voir ses enfants. Déjà, le peuple avide de changement s’ébroue sous cette brise fraîche venue de l’extérieur. Il veut réformer l’État, démocratiser le pays, l’ouvrir au débat. Quand il libère huit cents prisonniers politiques et autorise des Forums où les intellectuels s’expriment ouvertement, on crie déjà au miracle du « Printemps de Damas ». Il lui faut aussi des hommes neufs. Il les fait venir de Londres et New York, de la Banque Mondiale, du PNUD, ou du privé. Jacques Chirac, séduit et volontaire, lui ouvre les bras à Paris et le présente aux grands de ce monde. La France s’engouffre dans la brèche démocratique, met à sa disposition un commando d’énarques et offre un audit du Conseil d’état. Bachar en personne participe à des séances de travail de deux à trois heures d’affilée et les experts sont sidérés par le regard d’une lucidité absolue qu’il jette sur son dministration. D’ailleurs, il signe de sa main mille trois cent textes, lois, décrets, ordonnances, pour en finir avec l’ordre ancien... La révolution, enfin ? Non. En février 2001, rappelé à l’ordre par la vieille garde baasiste qui l’a élu roi, Bachar déclare qu’il y a des « lignes rouges à ne pas franchir », ordonne la fermeture des Forums, fait arrêter une dizaine d’intellectuels : le « Printemps de Damas » est terminé ! Et ses lois, véritable arsenal de guerre de la démocratie ? Elles dorment, sagement ficelées dans les dossiers d’une bureaucratie qui joue l’inertie : « l’appareil baasiste, corrompu et gangrené est une pieuvre qui dit toujours oui mais ne fait rien » explique un expert occidental. Au centre de la capitale, dans un appartement face au ministère du pétrole, un homme se bat contre la pieuvre à coups d’ordinateur. Aymane Abdel Nour est un baasiste convaincu, amoureux de son pays, qui croit à la Perestroïka du régime et à la devise du parti « Unité, liberté et Socialisme ». Brillant ingénieur formé en Syrie et à l’étranger, il a crée un site Internet à coups de tribunes libres et d’articles de la presse étrangère : « Tous pour la Syrie » connaît un succès foudroyant. Au début, en mai 2003, il se contente d’envoyer de gros paquets d’e-mail à ses amis - « 14 heures par jour collé à mon écran, j’ai failli perdre la vue ! »- puis il ouvre un portail électronique et gagne immédiatement treize mille abonnés dont la moitié en Syrie ! Particuliers, cadres, organes économiques, ambassades, tous se connectent à ce site qui n’hésite pas à dénoncer les rouages pourris du système. Lui ne se résigne pas à voir chaque année 250 000 jeunes syriens fuir à l’étranger, loin des 11% de chômeurs, -25 à 30% en réalité-, une croissance zéro et un pays qui ronronne. En février 2004, il piétine un tabou et met en cause le Commandement National du Baas. Deux mois plus tard, son site est bloqué. Aujourd’hui, le militant est découragé, l’internaute, épuisé, s’endort pendant l’entretien et le père de famille songe à émigrer... comme tous les cadres d’élite appelés par Bachar et qui repartent en courant. Eux aussi vaincus par la pieuvre. Et la peur. Ici, le bras armé est moins militaire que répressif. Le père dictateur, méfiant, avait crée plusieurs services de renseignement, les Moukhabarats, histoire de les faire se surveiller l’un l’autre ; Bachar a reçu en héritage sept services, dirigés depuis quarante ans par des hommes sans émotions, sûrs de leur légitimité, accrochés à leur royaume personnel. Il y a le plus puissant et le plus dur, le Service de Renseignement Militaire, dirigé par Assef Chawkat, marié à la sœur de Bachar ; le Service de Sécurité du Ministère de l’Intérieur, autrefois dirigé par Ghazi Kanaan, surnommé le « vice-roi » du Liban ; le Service de Sécurité de l’Aviation, puisque Hafez al-Assad était un ancien pilote ; le Service de la Sécurité d’État, au service du président ; une branche de la Sécurité de la Garde Républicaine dirigée par Maher, le frère du président ; une autre dite « Palestine », une autre encore pour la Sécurité de Damas Est…chacune ayant ses gros bras, ses secrets et sa prison. Depuis quarante-deux ans, la Syrie vit sous la loi d’urgence. La loi 49 de 1980 punit de peine de mort la simple appartenance aux « Frères Musulmans ». L’article 19 de la loi 14 assure l’impunité aux Moukhabarat et un autre article permet à la Court Martiale de poursuivre un civil. Personne ici n’a oublié le massacre des islamistes à Hama - dix à vingt mille morts et une ville rasée - ou la répression des années 80 qui a envoyé 50 000 communistes en prison ou à la mort. A 44 ans, Yassine Hajj-Saleh, intellectuel communiste au visage creusé, a passé 16 années en prison. A la fin de sa peine, on lui a proposé de « collaborer » avec les services. Il a refusé et s’est retrouvé un an de plus au terrible bagne de Tadmur, près de Palmyre la touristique. Plus d’interrogatoires, mais des détenus suspendus par les pieds et frappés sur tout le corps à coups de câbles électriques : « Là-bas, la peur était un mode de vie ». Les temps ont changé. Tadmur a été en partie fermé et Hajj-Saleh peut désormais écrire pour des journaux étrangers. A Damas, le mur de la peur est tombé, les opposants ne se cachent plus. Dans les cafés, on peut désormais parler politique sans voir son interlocuteur pâlir. Le président Bachar a libéré la parole, sous caution. Quand Hajj-Saleh manifeste au centre ville avec une centaine d’opposants pour demander l’abrogation de la loi d’urgence, il est chargé par plusieurs centaines « d’étudiants » armés de gourdins. Et quand le président signe en juillet l’amnistie de trois cent détenus politiques, il n’en sort que soixante. Les autres restant aux mains de la Sécurité Militaire, forte de son pouvoir de nuisance. Qui est pris en otage ? le peuple ou son prince ? Lors d’un voyage du roi d’Espagne en Syrie, le souverain a raconté en privé comment il était devenu Juan Carlos, après le putsch manqué au parlement de Madrid, en profitant de l’occasion pour écarter les franquistes les plus rances. Bachar écoutait avec attention sa femme qui répétait : « Voilà ! voilà ce que tu devrais faire… » Dans la rue, en Syrie, le président est populaire même s’il a déçu. Il n’est pas le raïs, celui qu’on craint, pas un tueur aux mains pleines de sang, trop proche pour être le leader, celui dont la rue parle avec affection pour sa jeunesse en soupirant : « Pauvre Bachar ! » Depuis dix-huit mois pourtant, Bachar a changé et la thèse du « prince captif » commence à être sérieusement modulée. Témoin l’immense déception des Français qui en sont venus à porter avec les Américains la résolution 1559. L’histoire de ce désenchantement se joue en trois temps. D’abord, la stupeur quand, cinq mois après avoir demandé un audit à la France, le président Bachar nomme à la tête du ministère de la justice un …baasiste tendance fossile ! « On connaissait Docteur Bachar…on a découvert Mister Assad, sa partie sombre et ténébreuse » dit un conseiller français. Ensuite, Paris perçoit comme un manquement à la parole donnée l’attribution de l’exploitation de gisements gaziers dans le centre du pays à un consortium américano-canadien. Les anglo-saxons auraient dépensé 12 millions de dollars pour le dossier, 2 millions de dollars pour les études et le reste en commissions, - en clair, des pots de vin -, alors que le Bachar et le président de Total s’étaient mis d’accord pour éviter les intermédiaires. Total a joué le jeu. Perdu ! Damas a préféré négliger « l’ami français » au profit de l’Amérique qui menace. Perte sèche : 700 millions de dollars. Le troisième coup, « l’affaire Lahoud », est le plus grave. Le 2 septembre dernier, le général Emile Lahoud, pro-syrien inconditionnel, est reconduit à la tête de l’état libanais. Pour en arriver là, Damas doit tordre violemment le bras des Libanais. Il faut d’abord faire voter la modification de la constitution du pays. Rafic Hariri, qui tente de s’y opposer, est convoqué comme un petit caporal dans la Bekaa par Rostom Ghazali, le chef des services de sécurité syriens au Liban qui l’insulte à voix haute et le menace, en brandissant son pistolet. Rafic Hariri, blême, comprend le danger. Il cède. Et Bachar ? A-t-il cédé lui aussi aux durs du régime ? Non. Une fois Lahoud réélu, il reçoit Hariri à Damas et, selon des témoins, assène : « Lahoud, c’est moi ! » Qu’importe l’humiliation de l’opposition, - elle a l’habitude -, et surtout celle de Jacques Chirac qui se sent floué, plus encore, trahi. Là encore, le ton de Damas aurait été brutal : « Si Chirac veut me sortir du Liban, je casserai le Liban. » L’acharnement a soutenir le président Lahoud ne s’explique pas seulement par la géopoltique. Le Liban est bien sûr la profondeur stratégique nécessaire face à l’ennemi Israël. Avec le Hezbollah, son allié, Damas maîtrise la frontière sud. L’autre obsession syrienne est de récupérer le plateau occupé du Golan, canon sur la tempe de Damas. Perdre le contrôle du Liban, c’est perdre l’espoir de négocier son retrait contre le Golan. Mais le Liban est aussi et surtout une affaire de gros sous. Il suffit de se rendre aujourd’hui au poste frontière, désert là où d’habitude, les files de voitures s’allongent et les douaniers syriens sont occupés à recevoir de petites liasses de dollars. Le véritable poumon économique de la Syrie est là, sur la route qui file à travers la Bekaa, mène à la mer, au port de Beyrouth, à sa multitude de banques indispensables au commerce extérieur, au secteur privé et aux puissants syriens qui font transiter l’argent mafieux à blanchir. C’est au Liban que se trouvent les conseils d’administration où siègent, - forcément – un mandataire syrien. C’est dans les coffres de Beyrouth que la bourgeoisie syrienne a déposé l’équivalent de cinq milliards de dollars. A Damas, ce n’est pas seulement la vieille garde baasiste qui bloque toute réforme « mais toute une classe de prédateurs, jeunes et mafieux, qui pillent le pays avec application » dit un économiste syrien. Et là, autour du président, on cite régulièrement une dizaine de noms du clan familial alaouite. Parmi eux, un homme, Rami Mahlouf, le cousin de Bachar, un fils de banquier à l’ascension fulgurante. Il contrôle entre autres les deux compagnies de téléphone mobile, Syria tell, Space Tel, les magasins Duty free.. « un milliardaire qui possède une partie de l’État ! » dit-on ici. Au-delà de l’idéologie baasiste et du discours politique, c’est la corruption qui verrouille le système, gangrène le pays et lui interdit toute véritable réforme. Le pacte d’allégeance avec le Liban est aussi un pacte avec l’argent. Quitte à tordre la constitution libanaise, à soutenir un président suspecté de gérer les affaires du clan familial et décrié par la communauté internationale.Aujourd’hui, la résolution 1559 a contraint les Syriens à commencer leur retrait du Liban. Le président Bachar a demandé en vain le soutien des Russes ou des Egyptiens, et les Saoudiens, alliés solides, pour qui il a fait le voyage jusqu’à Riyad, ulcérés par l’assassinat d’Hariri, sunnite détenteur d’un passeport saoudien, lui ont conseillé sèchement de se plier. La Syrie, isolée, est en train de perdre le Liban : « C’est la fin du rôle régional de la Syrie » dit Michel Qilo, un des intellectuels chef de file de l’opposition civile. Autour d’elle, des voisins méfiants ou hostiles, des alliés ulcérés et déçus dont la France, autrefois son meilleur soutien européen. Avec, toujours, l’armée américaine sur sa frontière et Washington bien décidé à soumettre, - sans le briser -, le pays autrefois dirigé par un président-dictateur qui hante encore les murs de Damas, Hafez al-Assad, l’homme du Front du refus, celui qui pouvait dire non.

Jean-Paul Mari