Histoire des juifs des Caraïbes par Ralph G. Bennett

http://www.sefarad.org/publicatio/lm/011/jewcar.html Traduit de l'anglais en français par Marcel Charbonnier, membre de Tlaxcala, le réseau de traducteurs pour la diversité linguistique ( transtlaxcala@yahoo.com ). Cette traduction est en Copyleft.


[Cela] marqua aussi un anniversaire moins célébré, celui du début de ce qui est connu sous l'intitulé de « Deuxième Diaspora », celle des juifs expulsés d'Espagne et réinstallés dans le monde entier. Ces deux événements sont liés entre eux, et pas seulement chronologiquement : les colonies, dans le Nouveau monde, offrirent à de nombreux juifs l'opportunité de s'installer sur de nouvelles terres, où ils espéraient échapper aux persécutions qu'ils avaient subies en Europe. A leur tour, les juifs des Caraïbes contribuèrent à la fois au développement de cette région et à l'installation de juifs aux Etats-Unis. Afin de camper le substrat historique, cet article commencera par un bref résumé de l'installation de juifs dans les Amériques récemment découvertes. Après quoi, l'histoire des juifs dans chacune des colonies caraïbes sera étudiée, en les regroupant en fonction des pays européens d'origine. Les archives historiques disponibles sur certaines îles sont plus complètes que pour d'autres ; cela dépend de divers facteurs, dont notamment l'importance numérique de la communauté juive en question, de la conservation locale des documents ou au contraire de leur enfouissement dans les archives des diverses métropoles et même de facteurs telle que la question de savoir si une personne particulière, au sein de la communauté, était chargée d'en assurer la conservation, ou non. enfin, nous examinerons l'impact de ces colons juifs aux Caraïbes sur l'histoire juive des Etats-Unis d'Amérique.

 

Après la revendication du Nouveau Monde au nom de l'Espagne, par Christophe Colomb, le Pape fut chargé de décider de quelle manière ce territoire serait partagé. Il tira une ligne du nord au sud, dans l'hémisphère nord : tout ce qui se trouvait à l'est de cette ligne (la majorité du Brésil) appartiendrait au Portugal, et tout le reste, à l'ouest, serait dévolu à l'Espagne. Ce partage ignorait, bien entendu, les revendications d'autres pays européens, dont les navires, pourtant, cinglaient eux aussi vers le Nouveau Monde. La Hollande, l'Angleterre et la France allaient tous, un jour ou l'autre, combattre les Espagnols et les Portugais afin de s'emparer de régions entières de ces terres nouvellement découvertes.

 

Les colonies étaient en mesure de fournir des produits d'importation, agricoles et miniers, de première importance, tout en servant de marchés pour des biens produits en Europe. Quand les juifs furent expulsés d'Espagne, en 1492, beaucoup d'entre eux s'enfuir au Portugal, pays frontalier. Mais en 1497, le gouvernement portugais bannit à son tour les juifs de son territoire. Beaucoup des juifs qui s'y étaient réfugiés partirent pour d'autres pays européens plus hospitaliers, comme la Hollande, mais certains d'entre eux s'embarquèrent pour le Brésil, afin de recommencer leur vie, dans cette possession portugaise. Ils établirent des routes commerciales entre le Portugal et ses colonies, se mirent à cultiver la terre, et devinrent de riches propriétaires de plantations. L'Inquisition étant toujours en action, il leur était interdit de pratiquer le judaïsme, mais ils avaient créé des sociétés secrètes afin de conserver leur foi religieuse. Au Portugal, les autorités séparaient les enfants des juifs demeurés sur place de leurs parents, et elles envoyaient ces enfants au Brésil, où ils étaient destinés à être élevés en tant qu'enfants catholiques. Les crypto-juifs déjà sur place au Brésil, utilisèrent leurs sociétés secrètes pour enseigner à ces enfants leur véritable héritage religieux, contribuant de ce fait à entretenir la religion juive dans ce pays. Tout en créant de grandes plantations au Brésil, les juifs installés dans ce pays apportèrent une contribution durable à l'économie caribéenne. La canne à sucre avait été importée de l'île de Madère au Portugal : elle devint le fondement de l'économie caribéenne, jusqu'au dix-huitième siècle. La canne à sucre pouvait être facilement cultivée dans les climats tropicaux de l'Amérique du Sud et des Caraïbes, après quoi en extrayait le sucre, qui était exporté, par bateau, bien entendu, vers l'Europe.

 

Au seizième siècle, l'Espagne dominait la majorité de l'Europe, dont la Hollande. Finalement, la Hollande obtint son indépendance, en 1581. En 1588, les Espagnols tentèrent de supplanter l'Angleterre : la défaite de l'Armada espagnole par la Royal Navy britannique marqua le commencement du déclin de l'Espagne, qui était jusque-là une puissance hégémonique en Europe. L'affaiblissement de l'Espagne, cela signifiait que les colonies de ce pays devenaient vulnérables, face à d'autres puissances européennes, qui cherchaient à prendre pied dans le Nouveau monde.

 

La Hollande représentait un ennemi en plein épanouissement pour l'Espagne et le Portugal, et elle s'efforça de tirer profit de leurs revers. Les Hollandais espéraient s'emparer de certains des territoires portugais et espagnol dans le Nouveau monde. Durant les années 1630, les Hollandais mirent le cap vers le port de Recife, à la pointe nord-est du Brésil, qu'ils revendiquèrent au nom de la Hollande. Ils bénéficièrent de l'assistance des nombreux colons secrètement juifs, qui vivaient d'ores et déjà au Brésil. Ces juifs ayant été persécutés par les Portugais, leurs sympathies allaient aux Hollandais, plus tolérants. Une communauté juive importante s'était déjà développée, à Amsterdam, avant que les juifs fuyant l'Espagne commencent à arriver dans cette ville, en 1492. Quand les Hollandais décidèrent d'envoyer des colons dans leur territoire nouvellement conquis au Brésil, un groupe de six cents juifs d'Amsterdam s'embarquèrent à destination de cette colonie. En 1642, la « Sainte Congrégation », pour reprendre le nom qu'ils s'étaient choisi, comportait entre trois et quatre mille membres. Ils prospérèrent dans leurs occupations traditionnelles de marchands et de négociations, mais ils devinrent également des fermiers et des propriétaires de plantation prospères. Sous les Portugais, les juifs avaient été forcés à se prétendre catholiques. Quand les Hollandais prirent le pouvoir, les juifs n'étaient plus obligés de pratiquer leur religion dans des communautés secrètes ; au contraire, on leur permettait de célébrer leur religion en toute liberté.

 

En 1654, les Portugais envoyèrent une flotte à la reconquête de leur territoire perdu au Brésil. Le siège dura dix ans. Les juifs combattirent aux côtés des Hollandais, tandis que les Portugais qui vivaient encore au Brésil et les Brésiliens indiens s'étaient rangés aux côtés des Portugais. La paix fut finalement décrétée, en 1664. Les Portugais se livrèrent à une Inquisition similaire à celle de l'Espagne : si un citoyen ne s'affirmait pas catholique, il était proclamé hérétique et soit expulsé, soit exécuté. Durant le règne des Hollandais, les juifs avaient pratiqué ouvertement leur religion ; c'est la raison pour laquelle ils n'avaient plus la possibilité de retrouver leurs communautés cachées. Les Portugais affrétèrent seize navires pour emmener les juifs du Brésil. Une fois de plus, des juifs devaient abandonner derrière eux leur domicile, leurs affaires, et leurs biens, et rechercher un havre où ils trouveraient la liberté et non la persécution religieuse, ainsi que la simple possibilité de gagner leur vie.

 

La plupart des juifs qui quittèrent le Brésil retournèrent à Amsterdam. Ce fut notamment le cas d'Isaac Aboab de Fonseca, le premier rabbin américain, et de Moses de Aguilar, le premier cantor américain [Kishor 14-15]. Le reste s'installèrent dans les îles voisines des Caraïbes ; un bateau réussit même à aller jusqu'à la Nouvelle Amsterdam (New York). Le grand nombre de juifs arrivés du Brésil marqua le début de communautés juives bien identifiées dans les Caraïbes. Des colonies juives commencèrent à être construites dans des colonies hollandaises des Caraïbes telles que le Surinam et Curaçao, ou britanniques comme la Jamaïque et la Barbade, ou encore françaises, comme la Martinique. Nous examinerons séparément les territoires des différentes métropoles européennes, en commençant par les Caraïbes britanniques.

 

En 1654, les principales colonies britanniques étaient le Surinam, la Barbade, la Jamaïque et les Îles Leeward. Le gouvernement britannique encourageait activement l'installation de juifs sur ses territoires ; les juifs avaient la réputation d'être entreprenants, d'avoir le sens des affaires et d'être généralement d'excellents citoyens. Les commerçants britanniques, en revanche, ne les aimaient pas ; ils les accusaient de concurrence déloyale. L'histoire des colonies britanniques est remplie de tentatives déployées par ces commerçants pour limiter le périmètre du commerce juif et pour restreindre l'activité économique des juifs.

 

Le Surinam, sur la côte nord-est de l'Amérique du Sud, est un cas à part, parmi les colonies britanniques et, ce, pour deux raisons. Tout d'abord, ce ne fut une colonie britannique que pendant un laps de temps relativement court, mais la colonisation juive y commença dès ce moment-là. Très rapidement, il devint une colonie hollandaise, connue sous le nom de Guyane Hollandaise. De plus, le Surinam n'est pas situé, géographiquement, dans la Mer Caraïbe, du fait qu'il se trouve sur la côte nord-est du continent sud-américain. Toutefois, il a toujours été considéré comme faisant partie intégrante de la région caraïbe, du fait qu'il est inaccessible par voie de terre, à partir du reste de l'Amérique du Sud, et aussi du fait que son centre économique et social a toujours été la Caraïbe.

 

La Grande-Bretagne a fait sien le territoire du Surinam en 1665. De manière tout à fait surprenante, étant donné le fait qu'historiquement ils ont colonisé d'autres régions de l'Empire britannique, les citoyens britanniques ne semblaient pas désireux de s'établir au Surinam. Le gouvernement britannique décida alors d'attirer au Surinam des colons juifs en leur offrant la citoyenneté britannique complète, la reconnaissance de leur shabbat et dix acres de terrain afin d'y faire ériger une synagogue. De toute l'histoire moderne, les juifs n'avaient jamais bénéficié d'une citoyenneté pleine et entière, dans quelque pays que ce fût [Kishor, 16]. C'est environ à la même époque que des juifs du Brésil furent chassés de chez eux. Par conséquent, il est naturel qu'un grand nombre de juifs aient été attirés par le Surinam, étant donné l'attitude hospitalière dont les Britanniques étaient les seuls à faire montre. La communauté juive y devint prospère, comme au Brésil, dans les secteurs du commerce et de l'agriculture. La colonie passa aux Hollandais en 1667, et fut connue dès lors sous le nom de Guyane hollandaise. Bien que les droits des juifs n'ait nullement été démentis, beaucoup d'entre eux partirent pour la Barbade afin de pouvoir conserver leur nationalité britannique. On pense que des juifs se sont installés à la Barbade dès l'année 1628. En 1661, trois hommes d'affaires juifs demandèrent l'autorisation d'instituer des routes commerciales entre la Barbade et le Surinam, qui appartenait toujours à l'Empire britannique. Comme nous le verrons constamment, même si les juifs jouissaient d'une citoyenneté légale complète et même s'ils étaient autorisés par le gouvernement à exercer le commerce et à diriger des affaires, leur succès incitait les autres colons à tout tenter afin de limiter l'ampleur du commerce juif. Certains hommes d'affaires britanniques clamaient que les juifs faisaient plus d'affaires avec les Hollandais qu'avec eux, et le gouvernement finit par se résoudre à imposer des permis légaux à la liberté de commercer des juifs. On leur interdit d'acheter des esclaves, et on leur imposa de vivre reclus dans un ghetto. En 1802, le gouvernement colonial de la Barbade avait supprimé toutes les lois discriminatoires à l'encontre des juifs qui y vivaient. Une communauté juive exista, à la Barbade, jusqu'en 1831, année où un cyclone détruisit toutes les villes situées sur cette île.

 

Dans les années 1650, une synagogue séfarade fut construite à la Barbade, à l'usage des juifs d'origine espagnole ou portugaise qui y vivaient. Les colons appelèrent cette première synagogue Nidhe Israel, ce qui signifie : « Les Enfants dispersés d'Israël ». Le bâtiment d'origine de cette synagogue existe toujours, mais il ne sert plus au culte. Le cimetière attenant est abandonné, mais les inscriptions figurant sur les pierres tombales ont été recopiées et elles ont pu être conservées. Elles fournissent des données historiques et généalogiques de première importance aux chercheurs. Le cimetière juif de la Barbade est considéré le plus ancien cimetière juif de l'hémisphère occidentale à comporter des citations remontant jusqu'aux années 1660. Les tombes de plusieurs personnages célèbres s'y trouvent, dont celle de Samuel Hart, fils de l'Américain Moses Hart, et celle de Mosseh Haym Nahamyas (Moses Nehemiah), qui mourut à la Barbade en 1672 après avoir été le premier juif à avoir vécu en Virginie [AJA 18].

 

Les Britanniques attirèrent des juifs dans leur colonie jamaïcaine également. Il y eut des colonies tant à Kingston qu'à Spanish Town. L'histoire de leurs communautés, à la Jamaïque, suivit un cheminement analogue à celui de la Barbade. Les juifs connurent le succès économique dans cette colonie et en 1671, les citoyens de la Jamaïque adressèrent une pétition au gouvernement britannique afin de lui demander d'expulser la totalité des membres de la communauté juive locale.

 

Le gouverneur colonial de la Jamaïque, Lynch, s'opposa à cette pétition, qui demeura sans suite. Les citoyens réussirent à faire décréter une taxe spéciale contre les juifs, en 1693. En 1703, les juifs se virent interdire d'engager des apprentis chrétiens et en 1793, ils furent à nouveau taxés, les exemptions de corvée dont ils bénéficiaient les jours de shabbat furent supprimées et ils furent exclus des fonctions publiques. Mais les communautés juives prospérèrent en dépit de ces restrictions, et quand l'Empire britannique décrété l'égalité des droits pour tous les juifs vivant dans toutes les colonies, au début du dix-neuvième siècle, dix pour cent des Blancs vivant à la Jamaïque étaient juifs [Kishor 20].

 

Les Îles Leeward sont un petit archipel, à l'est de la mer Caraïbe. En raison de leur petite taille, leur histoire est sommaire. On sait que des juifs se sont installés dans ces îles dans les années 1600. Conformément à l'histoire bien connue, les autres citoyens qui y vivaient prirent ombrage du succès des commerçants juifs. En 1694, ils décidèrent d'une législation spéciale afin d'interdire aux juifs de monopoliser le marché des biens importés. Ils attribuaient, bien entendu, le succès des juifs à des pratiques commerciales illicites : la loi ayant été abolie, en 1704, les citoyens juifs furent contraints à jurer qu'ils seraient équitables et honnêtes dans leurs affaires à l'avenir, et qu'ils soutiendraient les Îles en cas de guerre.

 

Parfois, la manière la plus aisée de comprendre l'histoire consiste à la considérer en relation avec la vie d'une personne ordinaire, ayant vécu à une période déterminée. Benjamin Bueno de Mesquita était un commerçant juif qui s'était installé aux Caraïbes. Sa vie illustre le flux historique de juifs vers le Nouveau monde. On ne sait pas où ce Bueno de Mesquita était né, mais ses origines européennes ne faisaient aucun doute. Il parle de lui-même comme d'un commerçant portugais, mais on pense également qu'il aurait pu être espagnol, le qualificatif « portugais » étant souvent un euphémisme pour « juif ». Un document, daté 11 décembre 1654, portant sa signature, a été trouvé à Livourne, en Italie. On en déduit qu'il s'y était rendu. Il s'était installé tout d'abord au Brésil. Il existe un document portant sa signature, correspondant avec la signature retrouvée à Livourne, à Recife, une colonie créée par les Hollandais, au nord du Brésil, dans les années 1630. Il en fut chassé au début de la guerre lusitano-hollandaise. Il vécut, en réalité, dans plusieurs îles caribéennes, les fortunes économiques et politiques passant rapidement de florissantes à calamiteuses, et vice-versa, en ces temps troublés. En 1661, il demanda au gouvernement britannique de le dispenser des restrictions imposées par le Navigation Act, qui limitait le commerce avec les pays avec lesquels la Grande-Bretagne était en guerre. Il reçut la permission de commercer et de créer des affaires en Jamaïque. Ne trouvant pas la mine d'or qu'il s'était juré d'exploiter, lui, ainsi que ses enfants et plusieurs autres juifs [vraisemblablement ses associés] furent déportés. On pense que son épouse et ses filles ne se trouvaient pas à la Jamaïque à l'époque où ces hommes en furent bannis.

 

Un de ses fils, Joseph, avait émigré de la Barbade à la Nouvelle Amsterdam [New York]. Vers 1679, Benjamin alla l'y rejoindre, et mourut à New York en 1683. Il est enterré au cimetière de Chatham Square, qui dépend de la plus ancienne synagogue en Amérique, la Congrégation Sherit Israel de New York. La pierre tombale de ce Benjamin est la plus ancienne à New York.

 

Les Français, comme toutes les puissances européennes, s'efforcèrent de conquérir un pied-à-terre aux Caraïbes. Leurs possessions comprenaient la petite île de la Martinique, à la limite orientale de la mer Caraïbe, au nord du Venezuela. Une autre colonie importante était Haïti, qui recouvre environ la moitié de l'île qui comporte également Saint Domingue. Il y avait à la Martinique une population juive ancienne, assez importante numériquement ; en revanche, il n'y avait pas de colonies juives notables dans ce qui est aujourd'hui connu sous le nom d'Haïti. La France conquit et revendiqua la Martinique en 1635. A cette époque reculée, des marchands et des négociants s'y étaient déjà établis, qui étaient arrivés avec les Hollandais. Ils vécurent pacifiquement jusqu'aux années 1650. Même si les Français n'ont pas pratiqué une Inquisition à grande échelle comme les Espagnols et les Portugais, ils étaient catholiques, et un certain nombre de leurs colons étaient des clercs catholiques, qui jouaient le rôle de missionnaires. Comme dans le cas des colonies britanniques, les commerçants français établis en Martinique, et, dans le cas d'espèce, les prêtres jésuites également, prirent ombrage du succès des juifs et exigèrent que des lois discriminatoires soient édictées à leur encontre. En 1683, le roi Louis XIV ordonna que tous les juifs soient expulsés des colonies françaises dans le Nouveau monde. Apparemment, les juifs, ainsi que le gouvernement colonial, ignorèrent ces lois, et ils continuèrent à s'installer en Martinique et à y prospérer. La Révolution française mit un terme à toutes les mesures législatives discriminatoires envers les juifs de la Martinique.

 

La vie de David Gradis illustre bien l'histoire des juifs dans les colonies françaises. En dépit d'une intolérance religieuse officielle, les juifs de Martinique étaient prospères. En 1722, David Gradis lança une affaire commerciale à Saint-Pierre. Il eut suffisamment de succès pour ouvrir une succursale à Saint Domingue, en 1724. La famille Gradis devint si puissante que le gouvernement colonial était incapable de la bannir de l'île, en dépit de la loi française. Comme fréquemment à cette époque, leur système commercial consistait en un échange triangulaire entre l'Europe, la Caraïbe et l'Amérique du Nord. Les intérêts des Gradis comportaient le commerce avec Bordeaux, port français où les bateaux étaient chargés de salaisons et d'alcool qu'ils ramenaient vers les ports caribéens et américains. son fils, Abraham, accrut encore la richesse et le pouvoir de la famille. Il était si influent qu'il était exempté des discriminations qui pesaient sur tous les autres juifs. Ainsi, il était autorisé à posséder des terres.

 

Même le minuscule Danemark contrôlait quelques îles dans les Caraïbes. Saint-Thomas et Sainte-Croix, appartenant à ce qui est aujourd'hui le territoire (états-unien) des Îles Vierges, étaient à l'époque des colonies danoises. A la fin du dix-septième siècle, une congrégation juive y vivait, la Berakah We-Shalom U-Gemilut Hasadim, et des registres d'états civils sont conservés jusqu'à nos jours [l'un, pour les naissances, est daté de 1786, et l'autre, pour les décès, est daté de 1792]. La plupart des archives ont été envoyées aux Archives royales du Danemark, ou aux Archives nationales des Etats-Unis, à Washington D.C..

 

Bien des informations concernant l'histoire des juifs au Danemark n'ont pas encore été exploitées par les spécialistes. Néanmoins, en ce qui concerne l'histoire des juifs dans les Caraïbes, il est important de noter qu'il y avait dans ces îles des colonies danoises, comportant des implantations juives.

 

La Hollande, à un moment donné, contrôlait plusieurs îles et territoires dans la région caraïbe, qui étaient placées sous la supervision de la Compagnie Hollandaise des Indes Occidentales. Les juifs firent partie des premiers colons à être allés s'installer dans les nouvelles colonies, et la plupart d'entre eux étaient les descendants de juifs chassés d'Espagne en 1492. Les colonies hollandaises les plus importantes étaient Curaçao et le Surinam [qui fut britannique, initialement].

 

Curaçao appartient aux Petites Antilles, l'archipel le plus méridional des Caraïbes, très proches du continent sud-américain, juste au nord du Venezuela. Les Hollandais étaient beaucoup plus tolérants envers les juifs que les Espagnols, les Portugais ou les Français. Ils furent autorisés à faire des affaires, et ils contribuèrent au succès des Hollandais dans la Caraïbe. Vers 1650, il y avait douze familles juives installées à Curaçao. La Compagnie Hollandaise des Indes Occidentales était chargée de gérer les colonies hollandaises. Elle donna l'ordre au gouverneur de donner à ces nouveaux colons des terres, des esclaves pour les travailler, du bétail et des outils. Les juifs s'installèrent dans une région encore connue à ce jour sous le nom de Jodenwyk [Joden signifie « juif » en néerlandais]. En 1651, un grand nombre de colons juifs, fuyant la guerre interminable entre les Portugais et les Hollandais, au Brésil, arrivèrent à Curaçao. Vers 1750, la population juive y atteignait les deux mille personnes.

 

En 1656, il y avait suffisamment de juifs à Willemstad pour qu'ils y créent une congrégation séfarade [les Séfarades sont des juifs d'origine espagnole, portugaise ou française], du nom de Mikveh Israel, qui existe encore de nos jours. Ils ont construit une synagogue, en 1692. Ce n'est qu'en 1864 qu'une seconde congrégation juive fut créée à Willemstad, une congrégation juive libérale, le Temple Emanu-El. La communauté juive de Curaçao était si puissante qu'elle fut amenée à aider de nouvelles communautés juives aux Etats-Unis. Ainsi, en 1965, la congrégation de New Port, à Rhode Island, envoya une missive à la congrégation de Curaçao, afin de lui demander son soutien financier pour la construction de sa synagogue [AJA 11].

 

Au Surinam, les juifs avaient commencé à s'installer alors que le pays était sous domination britannique. Un document daté de 1643, en provenant, se trouve aux archives juives d'Amsterdam. Un chargement de bateau de juifs y parvint, en provenance de Grande-Bretagne, en 1652, date à laquelle le Surinam était encore une possession britannique. Sous domination britannique, les juifs se virent accorder des droits qu'ils n'avaient pas ailleurs, dont celui de devenir des citoyens britanniques à part entière. A New York, les Hollandais voulurent que les juifs conservent les droits dont ils bénéficiaient sous la juridiction britannique.

 

Tous les sujets britanniques furent autorisés à partir, et un navire fut envoyé par sa majesté Charles II afin de transporter tous ceux qui souhaitaient partir. Les juifs avaient l'habitude d'être chassés d'un pays par la force, mais cette fois-ci, le gouvernement n'allait pas les laisser partir ! ! Le nouveau gouvernement hollandais refusa que les juifs montassent à bord des navires anglais, car ils redoutaient, à l'évidence, que la perte des affaires aux mains des juifs ne porte préjudice à l'économie. Une liste existe encore de nos jours, indiquant que dix juifs, appartenant pour la plupart à la famille Pereira, ainsi que leurs 822 esclaves, désiraient émigrer vers la Jamaïque. Mais cela leur fut refusé.

 

Quand le Surinam devint hollandais, les Bataves pensèrent avoir échangé la petite ville de Nouvelle Amsterdam [qui allait devenir New York], tout ce qu'il y avait de plus ordinaire, contre un riche paradis tropical. Pour un temps, il semble qu'ils ne se trompaient pas. L'économie de plantation du Surinam, avec ses richesses en sucre de cane, en café et en chocolat, s'avéra la colonie phare des Amériques, dans les année 1730. Elle surpassait – de très loin – de par ses richesses les lieux autrement plus connus qu'étaient déjà à l'époque Philadelphie, Boston et New York.

 

Mais les plantations, dont la cane à sucre était la principale production exportable, dépendaient du travail d'esclaves importés d'Afrique. A la fin du dix-septième siècle, ces esclaves commencèrent à se rebeller et à s'enfuir dans la jungle. Ils créèrent leurs propres communautés, qui venaient attaquer périodiquement les plantations. Cela eut pour effet une pénurie de main-d'œuvre, qui coïncida avec une crise bancaire, en Hollande même. Ces facteurs, s'ajoutant à la découverte du sucre de betteraves, un végétal que l'on pouvait produire en Europe, provoqua le déclin économique du Surinam, duquel il ne s'est jamais relevé.

 

La première synagogue du Surinam y fut construite, en bois, dans les années 1660, sur un site situé en amont de la rivière, à Panamaribo, appelé Joden Savanne [Savane juive]. Elle était entourée d'une ville qui servait de capitale régionale pour les propriétaires de plantations juifs. Une synagogue en dur, construite en briques, fut érigée en 1685 et un rabbin, Don Pardo, arriva de Londres. En 1734, des juifs ashkénazes (d'origine hollandaise, allemande ou est-européenne) commencèrent à arriver. Les juifs séfarades et les juifs ashkénazes ne s'entendaient pas très bien entre eux et finalement, deux congrégations furent créées. Les Séfarades, qui étaient généralement des hommes d'affaires riches et cultivés, étaient considérés comme l'élite du peuple juif. Les Ashkénazes étaient généralement plus pauvres que les Séfarades. Leur population ayant atteint un nombre conséquent, ils voulurent leur propre synagogue. Ils achetèrent la vieille « maison de prière » annexe de Panamaribo aux juifs séfarades. Ceux-ci spécifièrent bien que les Ashkénazes devaient suivre le « minhag » [le rituel] séfarade. Ainsi, il n'y a jamais eu au Surinam une seule synagogue qui observât le rituel ashkénaze, et aujourd'hui, les deux communautés ont le même rabbin.

 

Parmi les juifs installés dans des possessions hollandaises, David Cohen Nassy a joué un rôle important dans l'histoire tant de Curaçao que du Surinam. Nassy était né au Portugal, aux alentours de 1612, sous le nom de Christovao da Tavora. Poursuivi par l'inquisition portugaise et aspirant à la liberté religieuse que lui offrait la Hollande, le jeune da Tavora partit pour ce pays, où il changea de nom, devenant Joseph Nunes da Fonseca. Ceci, sans doute afin de protéger sa famille demeurée au Portugal. En 1662, en compagnie d'un financier, Abraham Cohen, il créa une colonie à Cayenne, qui devint plus tard la Guyane française. A cette époque, il avait adopté le nom de David Cohen Nassy. Il reçut une patente de la Compagnie Hollandaise des Indes Occidentales, qui l'autorisait à instituer une nouvelle colonie juive à Curaçao, mais il finit par se rendre au Surinam. Il y fonda la première colonie juive, installée à Joden Savanne. Quand la révolte des esclaves commença, il organisa les propriétaires juifs des autres plantations afin de repousser les raids des esclaves marrons. Il fut tué au cours d'une expédition dans la jungle, à la recherche d'un camp d'esclaves rebelles. La communauté qu'il avait fondée à Joden Savanne fut décimée par les Français en 1712, au cours de leur tentative d'arracher le Surinam à la domination hollandaise. Ses deux fils, Samuel et Joseph Cohen Nassy étaient eux aussi des chefs militaires. IL n'y a jamais eu de population juive importante dans la plus grande des îles caraïbes, Cuba. Un juif, Luis de Torres, était sur un des bateaux de l'expédition de Colomb, en 1492, il y avait des fonctions d'interprète.

 

On pense généralement que ce de Torres se serait installé à Cuba. L'Inquisition d'Espagne s'étendit jusqu'à sa colonie cubaine, et les juifs cubains en furent les victimes encore en 1783. L'Inquisition ne fut officiellement abolie qu'en 1823. Bien que des juifs vécussent à Cuba depuis des siècles, ils ne furent officiellement autorisé à s'y installer qu'en 1881, et ils continuèrent à souffrir de discriminations, même après la guerre hispano-américaine. En 1898, la liberté de culte leur fut enfin reconnue et ils purent construire une synagogue, à l'usage de leur communauté.

 

L'histoire des juifs des Caraïbes n'est pas bien connue. Leur place est estompée au milieu de récits autrement hauts en couleurs, avec des conquistadors espagnols, des pirates coupeurs de gorges et des batailles incessantes entre les puissances européennes pour le contrôle de ces territoires. Mais il convient de ne pas en sous-estimer l'importance. C'est un juif qui introduisit la canne à sucre aux Caraïbes. Comme on le sait, cette culture a représenté la base de l'agriculture de cette région du monde, des siècles durant.

 

Les juifs ont initié des routes commerciales entre les îles et leurs métropoles respectives. Comme nous l'avons vu, les commerçants juifs établis dans les Caraïbes étaient si avisés que d'autres hommes d'affaires tentaient régulièrement de persuader leurs gouvernements de taxer le commerce juif, ou de le restreindre. En dépit de ces tentatives de les évincer, les communautés juives étaient florissantes. En des temps où les Etats-Unis n'existaient pas encore, n'étant eux-mêmes encore qu'à l'état d'une grappe de colonies, les colons juifs prirent en considération la liberté religieuse et économique qu'ils pourraient trouver dans le Nouveau monde pour y recommencer une nouvelle existence. Nous connaissons les cas de juifs quittant le Brésil pour les colonies nord-américaine, ainsi que vers les Caraïbes. Les communautés juives caribéennes contribuèrent à soutenir les communautés juives qui commençaient à se constituer aux Etats-Unis. Nous savons qu'il y avait beaucoup d'échanges de passagers et de commerce entre les communautés des « futurs » Etats-Unis et des Caraïbes. De fait, les juifs des Caraïbes sont considérés par beaucoup de spécialistes comme le « chaînon manquant » dans la colonisation juive des Etats-Unis commençants. Il est très clair que, tandis que les Européens s'évertuaient à créer des colonies dans l'Hémisphère occidentale, les juifs étaient à l'avant-garde des colons qui apportèrent une contribution essentielle à la colonisation du « Nouveau Monde ».